jeudi 20 février 2014

Kersaudy : l'impuissance sous l'omnipotence

Nos institutions confèrent au président (presque) tous les pouvoirs. Une aubaine quand il est fort et éclairé. Un drame quand il n'a ni autorité ni boussole.


Tout comme l'appel du 18 juin, la décolonisation et la force de frappe, la Constitution de la Ve République est l'héritage durable que le général de Gaulle a laissé au pays. Sa foi aveugle en la grandeur de la France se doublant d'une méfiance lucide envers la petitesse des Français, il avait conçu une solide armature pour les préserver des conséquences de leur inconstance. Hélas ! Hélas ! Hélas ! Les profondes modifications apportées depuis lors à cette Constitution (1)cliquez ici l'ont empêchée de compenser la stature déclinante des présidents successifs, l'alliance des corporatismes, des conservatismes et des surenchères, la frénésie électoraliste délirante du microcosme politique et l'intrusion envahissante d'une Europe fonctionnarisée et grotesquement hypertrophiée.
L'ultime conséquence de cette évolution saute aux yeux de tous - sauf des aveugles, bien entendu : le président, conçu comme la clé de voûte des institutions, est pratiquement redevenu le bac à fleurs qu'il était sous la IVe République. En l'an 2000, le Premier ministre Lionel Jospin avait avoué avec réticence que l'"État ne peut pas tout", mais il lui restait à comprendre que "le président ne peut plus rien" : roseau périodiquement repeint en fer par les illusionnistes de la communication, le premier magistrat de France est désormais relégué aux rôles déprimants d'annonceur, de répétiteur, de spectateur, de commentateur, de souffleur, de paraphraseur et de colporteur d'un feuilleton à épisodes dont le script lui échappe largement - mais dont il est naturellement rendu responsable...

Impotence économique

Constitutionnellement, ce président chargé d'"assurer la continuité de l'État" garde tous ses pouvoirs. Mais, comme la reine d'Angleterre, il ne peut en exercer aucun - sauf en apparence. Qu'il prétende aller au-delà des apparences, et c'est pire encore... Ainsi, on attend du président qu'il assure la prospérité du pays, alors que les principaux leviers économiques lui échappent : la politique monétaire ayant été cédée à la Banque centrale de Francfort, plus question de compter sur la planche à billets, la dévaluation ou le contrôle des changes ; pas de politique énergétique cohérente non plus, sous peine de donner des vapeurs aux Verts ; plus de politique tarifaire ni de subventions à l'exportation - sauf à encourir les foudres de la Commission européenne ; pas davantage question de jouer avec les nationalisations comme le voulait Montebourg, car François Mitterrand en a démontré surabondamment les effets délétères ; le recours à l'endettement est également devenu suicidaire, les prédécesseurs en ayant abusé - et leur successeur en ayant surabusé ; toute velléité d'économies budgétaires se heurte aux susceptibilités ministérielles, aux baronnies syndicales et aux féodalités territoriales ; les mâles déclarations de guerre à la finance, aux profits et aux "patrons voyous" n'ont eu d'autre effet que de faire fuir les investisseurs et de décourager les entrepreneurs ; enfin, les 35 heures, l'ISF, le principe de précaution (2), les RTT, les régimes spéciaux, les charges écrasantes, l'empilement des lois et règlements, les redistributions abusives et les retraites anticipées garantissent la pérennité d'une compétitivité durablement arthritique.
Avec une marge d'action aussi faible, le président ne peut plus tenter que quelques bricolages hasardeux : surtaxation des ménages encore solvables plutôt que réduction des dépenses, emplois aidés non marchands aux dépens de l'apprentissage productif, contrats de responsabilité en trompe-l'oeil lestés d'un "observatoire des contreparties" pour sanctionner et pénaliser - toutes choses qui démontrent que, même dans l'impuissance, les méfiances, les contraintes, les contrôles et les menaces du dirigisme marxisant pointent encore sous les gesticulations sociales-démocrates.

L'utopie militante

Autre exemple : le bon peuple attend de son président qu'il assure la sécurité, ce qui est bien le moins. Mais comment le pourrait-il, en ayant abandonné tout contrôle sur ses frontières au bénéfice d'une Europe étrangement angélique et largement invertébrée ? En étant lesté d'une idéologie compassionnelle envers les truands de tous acabits (3) - depuis Goldman jusqu'à Battisti ? En s'encombrant d'une ministre de la Justice qui ambitionne de faire relâcher les truands aussi vite que le ministre de l'Intérieur les fait arrêter ? Avec nombre de magistrats politisés qui préfèrent poursuivre les policiers et les entrepreneurs plutôt que les délinquants et les terroristes ? En étant même hors d'état de faire expulser les criminels étrangers, depuis que son prédécesseur a fait voter une loi contre la "double peine" dans le vain espoir de s'attirer des sympathies de gauche ? Il ne reste donc plus au président qu'à relativiser les statistiques déprimantes de la délinquance et à pérorer contre le "sentiment d'insécurité", tout en évitant soigneusement de s'aventurer dans certains secteurs du 9-3 entre l'aube et le crépuscule, même sous casque intégral et derrière un garde du corps - surtout s'il tient à son scooter...
Encore un exemple : quoi de plus important que la jeunesse, qui est l'avenir de la France ? Hélas ! Là comme ailleurs, le président doit s'en remettre à un ministre qui, comme la plupart de ses collègues, a son projet personnel de société utopique - et compte utiliser sa fonction pour le réaliser. Cette fois, il s'agit en gros de se substituer aux parents pour éduquer l'enfant, de l'"arracher au déterminisme familial" (4) et de lui faire avaler toute la bien-pensance marxisante, à base de déconstruction de la grammaire, de la littérature, de l'histoire, de la société et naturellement de la hiérarchie, avec en prime un brouet moralisateur sur les vertus de l'homosexualité, de la "différence", de la contestation, du mélangisme, du multiculturalisme, de l'antiracisme sélectif et de l'anticapitalisme agressif - le tout enveloppé dans un jargon "éduc nat" permettant de camoufler au mieux les relents trotsko-maoïstes de Mai 68. La solide implantation des syndicats d'extrême gauche dans le domaine scolaire et universitaire, jointe au tempérament résolument anarchiste des enseignants les plus forts en gueule, est propre à assurer le succès de l'entreprise. Qu'en pense le président normal ? Sans doute que tout cela était admirable dans l'opposition, mais qu'une fois le socialisme mou installé aux affaires, c'est surtout une bombe à retardement qui risque de lui sauter à la figure. Que peut-il y faire ? Rien, car sa terreur des manifestations de lycéens et d'étudiants manipulés est omniprésente, et l'essentiel est pour lui de maintenir l'équilibre dans un gouvernement et un parti où évoluent des volatiles aux plumages bigarrés, allant du vert clair au rouge foncé...

Contorsionnisme

"Je suis leur chef, il faut bien que je les suive !" Le problème est que les trop nombreux ministres, les parlementaires narcissiques et les militants extrémistes s'égaillent dans toutes les directions, obligeant le président normal à réaliser des contorsions manifestement anormales. Qu'on en juge : pour complaire aux générosistes et aux lobbies immigrationnistes, il avait promis la plus grande ouverture dans l'accueil des "sans-papiers", faux réfugiés politiques, vrais réfugiés économiques et autres déboutés du droit d'asile. Mais l'affaire Leonarda ayant malencontreusement levé un coin du voile sur les abus entraînés par ce laxisme aux frais du contribuable, le président a dû soutenir Manuel Valls dans sa décision d'expulsion immédiate. Terrifié par la réaction des associations, des lycéens et de la "gauche maboule" à ce respect inhabituel des lois et décisions de justice, François Hollande s'est empressé de faire un saut de carpe, en invitant la jeune Leonarda à revenir. Devant l'indignation du peuple et le refus méprisant de l'adolescente, nouveau salto périlleux arrière en direction de l'aile "droite" et du ministre de l'Intérieur.
Mais dès lors, il s'agit de calmer l'aile gauche et les lobbies immigrationnistes, ce qui explique la publication du fameux "rapport sur l'intégration", fatras gaucho-islamiste rédigé en novlangue qui suscite une furieuse levée de boucliers à droite, au centre et au centre gauche... D'où retrait précipité du rapport, avec rétablissement acrobatique sur le sociétal : on calmera les militants à l'aide de la loi sur la famille, avec ouverture sur la GPA, la PMA et plus si affinités. Hélas ! Les excès pédagogiques de la propagande "déconstructive", homo, trans, bi et mélangiste sont rapidement ressentis comme une intrusion totalitaire par les familles, et comme une provocation impie par les associations de musulmans, dont les convictions religieuses s'accommodent fort mal de l'affichage public des particularités et excentricités sexuelles.
Devant les répercussions électorales potentielles, nouvelle panique à l'Élysée et intervention présidentielle pour faire retirer l'ensemble du projet de loi sur la famille, avant même qu'il ait été achevé et inscrit à l'ordre du jour. Ensuite, pour apaiser ce qui resterait d'indignation musulmane avant les municipales, remise sur le tapis du rapport sur l'intégration, dans une version expurgée de ses délires les plus provocateurs. Mais le président doit ensuite calmer ses députés de gauche et ses écolos, révoltés à leur tour par le retrait brutal du projet de loi sur la famille - et la ministre responsable de laisser entendre sotto voce qu'une réintroduction en douceur par petits amendements serait envisageable... Dur métier que celui de président normal !

Mouvement arthritique

En y regardant de près, on s'aperçoit que c'est pour ces mêmes raisons de pusillanimité politique, d'idéologie utopiste et de démagogie électorale - jointes aux erreurs et aux lâchetés accumulées pendant trente ans - que ledit président est également impuissant contre le chômage, l'immigration massive, la pénurie de logements, la surenchère syndicale, l'endettement des régions, le trafic de drogue et même le tabagisme - 70 000 morts par an tout de même... Bien sûr, on voit qu'il peut encore intervenir à brûle-pourpoint pour faire enterrer les rapports ou les projets de loi de son gouvernement - généralement sous la pression de la rue ou des médias -, et on sait qu'il ose parfois exiger la démission des ministres fatalement compromis par la révélation de leurs turpitudes.
En outre, il reste maître de la politique étrangère, ce "domaine réservé" dans lequel certains présidents ont tout de même réussi à s'illustrer : Mitterrand n'a pas été maladroit, une fois oubliés le Rainbow Warrior et la réunification allemande ; quant aux initiatives de Sarkozy à la tête de l'Eurogroupe et au beau milieu de la crise géorgienne, elles devront bien être saluées par l'histoire - même à la sauce hollandaise. Pour l'heure, l'histoire à cette même sauce ne peut décemment vanter les exploits du président Hollande entre Berlin et le Vatican... Mais bien sûr, le quinquennat n'est pas terminé, et comme disait le regretté Raymond Barre : "C'est toujours le plus inattendu qui est le plus certain !" Enfin, on se gardera d'oublier que la Constitution fait du président de la République le chef des armées, ce qui lui permet encore d'enliser nos soldats dans des conflits africains aussi féroces qu'inextricables.

La fascination du pouvoir

Pourquoi dès lors se cramponner à une fonction dont l'apparat dissimule mal les impuissances, et le pouvoir résiduel ne révèle que trop les incompétences ? Le général de Gaulle, lui, ne voyait aucun intérêt à demeurer dans des fonctions qui l'empêchaient d'agir dans l'intérêt de la France - ce qu'il a prouvé en démissionnant à deux reprises. Mais nous vivons d'autres temps et voyons défiler d'autres tempéraments. Depuis 1981 au moins, le but est moins d'agir que de paraître, de durer... et de préparer sa réélection ; c'est que l'Élysée est devenu un but en soi - le couronnement de toutes les vanités. Comme le docteur Petiot en d'autres circonstances, le président pourrait dire : "L'important, c'est d'y être. (5)cliquez ici."
Et d'y rester ! Le calcul de François Hollande est d'une simplicité biblique : si les Français ont eu la naïveté de réélire un Mitterrand qui s'était tant fourvoyé durant son premier mandat, pourquoi se montreraient-ils plus sagaces aujourd'hui ? Et puis, avec le concours d'élégances et d'ambitions à droite, les dix candidats se neutraliseront au profit de Nicolas Sarkozy, ce qui permettra de ressortir le vieil épouvantail de l'anti-sarkozysme primaire. Dès lors, les Français se résigneront à subir cinq années supplémentaires de normalitude présidentielle. C'est parfaitement jouable, mais un Hamlet revenant sur la scène déclamerait sans doute aujourd'hui : "Il y a quelque chose de pourri au royaume de Hollande"...


(1) À commencer naturellement par la réduction du mandat présidentiel à cinq ans.
(2) La droite n'a pas osé supprimer les deux premiers, et même fait inscrire le troisième dans la Constitution - ce qui nous rappelle que la pusillanimité et la démagogie électorale transcendent les partis.
(3) À condition bien sûr qu'ils trucident au nom de la gauche révolutionnaire ; des assassins de droite seraient plus mal vus.
(4) Une prétention absurde, si l'on considère que les Soviétiques eux-mêmes, avec tout leur appareil de terreur et de propagande, n'étaient pas parvenus à créer "l'homme nouveau".
(5) Ayant relevé que sur son papier à en-tête, le docteur Petiot avait inscrit "ancien interne des hôpitaux psychiatriques", le juge lui avait fait remarquer qu'il avait oublié l'accent aigu. Sur quoi Marcel Petiot avait répondu sans se démonter : "Oh, Monsieur le Juge, interne, interné..., l'important, c'est d'y être !"

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